J’entends plus la guitare

, par Pierre Coutil

Lors de ma première année à la ZUP, dans ma classe, il y avait Carla.

Lors de ma première année à la ZUP, dans ma classe, il y avait Carla. Le genre d’élèves qui inquiète son enseignant parce que tous les voyants sont au rouge (non francophone, nécessité de trouver des traducteurs dans le quartier pour parler à une famille perdue, situation sociale plus que précaire, enfant qui ne connaît le livre qu’à l’école et encore quand elle la fréquente, à qui personne n’a offert ces ouvertures culturelles si précieuses lors de "l’entrée dans l’écrit" et de l’apprentissage de la lecture).
Carla n’avait aucun repères ni linguistiques, ni scolaires, ni culturels. Alors on a fait ce qu’on pouvait et Carla s’est accrochée, a pris ses marques dans le groupe, s’est saisie des outils proposés, elle s’est battue contre le fatalisme, contre le déterminisme des voyants rouges.
À la fin de l’année, voir Carla emprunter un livre à la bibliothèque de la classe, l’ouvrir et le lire seule reste un de mes plus beaux souvenirs.

Deux ans plus tard, Carla était au CE2 et j’animais un atelier d’écriture en accompagnement éducatif, l’idée était d’écrire des textes sur le quartier. Carla fut la première à détourner la consigne pour parler de son "autre pays" et de la Grand-mère restée là-bas. D’autres élèves ont suivis sur cette thématique et nous eûmes de beaux écrits croisés ici&ailleurs dans le journal du quartier. Comme enseignant, j’observais avec plaisir les progrès de Carla dans la "maîtrise de la langue", Carla était "entrée dans l’écrit".

L’an dernier, nous fûmes avec ma classe invités par les CM2 à un concert de guitare. Carla et quelques uns de ses camarades nous présentaient des petites pièces de guitare travaillées avec leur enseignant, toujours en accompagnement éducatif. À nouveau cette émotion de voir des élèves que j’avais eu en classe pour la plupart, sérieux et concentrés sur leur instrument, fiers et stressés, appliqués. Émotion devant ces devenus-grands, devant le chemin parcouru. J’imaginais sans peine ce que cet apprentissage musical leur avait demandé d’efforts, de persévérance, de domptage de leur propre corps, d’appropriation d’une pratique culturelle, ce que cette activité leur avait apporté de re-empowerment, de confiance en soi, d’appropriation pour soi d’un "autre" possible, de -une fois encore - bataille remportée sur le chemin-tout-droit, sur le déterminisme.

Un moment dont on ressort regonflé, où l’on se prend à rêver de n’être pas inutiles, que la société reste la société mais que l’école a peut-être malgré tout mis en terre de petites graines qui germeront (ou pas).
Carla sait lire, Carla raconte son histoire dans de petits textes, Carla sait jouer de la guitare. Et elle entre dans le reste de sa vie porteuse de cette petite différence.

Je ne revivrai pas ce moment-là cette année.
Pourtant pour une fois le budget est là. Pourtant, le "projet guitare" devait prendre de l’ampleur, mon collègue ayant sur son temps libre trouvé un prof de guitare pour que les élèves puissent aller plus loin dans l’initiation, un budget pour que les guitares achetées par l’école puissent entrer dans les familles (ah voir passer le matin les élèves avec les guitares sur le dos en plus des cartables…), un partenariat avec l’école de musique pour que ces enfants puissent franchir le pont (au sens propre comme au sens symbolique) et intégrer ce lieu auquel ils n’ont pas accès.

Mais non.
Notre nouveau centurion, installé depuis quelques semaines à peine, a renvoyé le prof de guitare chez lui, bloqué le budget alloué et annulé le projet.

Cette année, les projets d’accompagnement éducatif seront sportifs ou ne seront pas. Certes les enfants du quartier font déjà du sport, à l’école, sur le temps péri-scolaire. Mais voilà, les enfants du quartier ont vocation à courir après une balle, pas à faire de la guitare.

L’École va crever, pas seulement de la disparition des moyens, mais de la suffisance et de la bêtise du corps intermédiaire du ministère dont la mission principale semble être de désespérer ceux qui y croient encore et bricolent avec les moyens restants…