Brandon aura “la chance” de ne pas redoubler
La création de souffrance par une application stricte de circulaires par des gens intelligents dans l’École de la Bienveillance est une des violences du système scolaire.
Précisons d’abord que je suis a priori contre le redoublement qui n’est pas une réponse pédagogique satisfaisante à la difficulté scolaire, qui stigmatise et décourage les élèves et dont la plupart des études montrent qu’il est inutile sur la durée [1].
Enseignant en CP, ces dernières années, je ne propose un redoublement que si le passage en CE1 me paraît source de souffrances supérieures à celles liées à un redoublement ou risque de casser une dynamique enclenchée par l’élève. Au niveau de l’équipe, nous préférons, autant que faire se peut, accompagner le plus possible en CE1 les élèves fragiles, dans la mesure où les apprentissages fondamentaux peuvent se faire jusqu’à la fin du CE1 (c’est le principe des cycles).
Venons-en maintenant à Brandon.
Brandon est né fin novembre (à cinq semaines près, il n’était pas en CP). Brandon est issu d’une famille sédentarisée de la communauté des gens du voyage, comme on dit quand on aime faire des phrases longues avec l’air de ne pas y toucher. Ses parents ne savent pas lire.
Lorsqu’il arrive en CP, Brandon a peu fréquenté l’école : pas du tout jusqu’en MS, puis il a fait un mi-temps en GS. Il ne sait pas compter jusqu’à 10, ni même jusqu’à 5. Il ne reconnaît ni lettres ni chiffres. Il ne connaît aucun son, son langage oral est celui d’un tout-petit et préfère s’exprimer par gestes, il ne sait pas écrire son prénom et en est au stade des simili-écritures.
Brandon ne sait pas, mais alors pas du tout, ce qu’il fait à l’école, sa mère a du mal à s’en détacher à 8h30 (quand ils arrivent à l’heure…). Brandon demande tout le temps si c’est bientôt fini l’école, pleure de tous ses yeux lorsqu’il vient plus de 3 matinées dans la semaine. Brandon ne comprend pas qu’on puisse dire non. Fils unique, il vit ses premières expériences de socialisation extra-familiale et impose son point de vue à ses camarades de manière très physique. Autant de frottements que Brandon racontent chez lui à sa façon et qui viennent nourrir la défiance de sa mère envers l’école en général, et la scolarisation de son fils en particulier.
Brandon a malgré tout une chance immense par rapport à d’autres élèves de sa classe, sa famille l’aime et il le sait.
Les premiers mois en CP sont difficiles, il joue à fond l’école contre la famille, pratique l’évitement, et sa famille suit : Brandon est absent un jour sur trois, parfois plus.
On essaye de maintenir le cadre (avec bienveillance, selon la nouvelle terminologie ministérielle) : ça frotte, ça pique avec Brandon et sa mère. Brandon dit que son enseignant le frappe, que ses camarades le molestent, la maman est dans tous ses états, l’enseignant brandit (avec bienveillance) la menace d’un signalement pour absentéisme. Et puis, au cours d’une Nième réunion avec quelques cris et de la tension de part et d’autre (et de la bienveillance, aussi), quelque chose lâche. D’un coup. La maman rend les armes, décide de faire confiance, accepte qu’un chemin existe à l’école pour son fils, comprend que grandir c’est apprendre et vice-versa, et libère au passage quelques mots douloureux sur sa propre scolarité et la difficulté de ne pas savoir lire quand son enfant arrive en CP et qu’on ne peut pas l’aider.
À la fin du premier trimestre, Brandon vient à l’école régulièrement (sauf certains mercredis matins lorsqu’il "part en gastro" ou qu’il est emporté par une tradéïde, mais alors sa mère appelle le matin même). Brandon ne pleure plus, il se met parfois au travail, il reconnaît ses torts et s’excuse volontiers lors du conseil des élèves, il est attentif à ce qu’on lui rende justice, il dit que lorsqu’il saura lire, il lira des histoires à sa mère comme dans le petit ogre veut aller à l’école [2].
Quelques mois plus tard, la fin de l’année scolaire approche déjà. Brandon sait compter jusqu’à 20, il connaît les sons simples, certains gestes associés à quelques sons complexes [3], commence à fusionner seul les sons connus, utilise parfois ses doigts ou sa bande numérique pour quelques calculs simples, il fait de son mieux pour tracer les lettres ou pour retrouver un mot dans le texte. Il fatigue vite, mais souvent sa bonne volonté l’emporte et elle peut être immense. Lorsqu’il sait qu’il a fait de son mieux et que ça se voit sur le travail qu’il tient à la main, il porte fièrement son autre main à la taille et tête haute, regardant droit dans les yeux, il dit « Alors ? Tu me félicites ? », reconnaissance qui devra être actée d’une poignée de main.
Après discussion avec sa mère, le redoublement du CP est proposé : en quelques mois, Brandon a rattrapé 3 ans d’école, il a maintenant un niveau correct de fin de GS ; il est devenu élève, il sait pourquoi il est là, il a retrouvé de la confiance en soi, sait qu’il peut réussir. Bref, il est prêt pour un CP, pour de vrai. Et puis à 5 semaines près, même en redoublant, il reste avec sa classe d’âge.
Oui, mais. Le redoublement n’est plus autorisé, cette année circulaires et notes arrivées sur la boîte mail de l’école l’ont bien rappelé [4]. Il faut donc argumenter une dérogation auprès de l’IEN, ce qui est fait : élève de fin d’année, dynamique de progrès, risque de se vivre en échec au CE1, a besoin de temps, en termes institutionnels ces choses-là seront dites.
La réponse de l’institution tombe quelques semaines plus tard :
Comme je vous l’avais dit en réunion je ne peux que me prononcer défavorablement pour des maintiens en CP. Le CP est la première année du cycle 2 et il est bien rappelé que les acquisitions doivent se faire au rythme des élèves sur l’ensemble des trois années du cycle 2.
La mise en place de différenciation pédagogique, de groupes de besoins, de classe multi-niveaux, d’intervention du RASED, de co-intervention... devrait permettre de répondre aux besoins de ces enfants les plus fragiles.
Je vais demander à la conseillère pédagogique de se rapprocher de vous pour voir comment vous accompagner pour la mise en place de ces adaptations.
L’inspectrice est quelqu’un de bien, la conseillère pédagogique aussi. Mais l’Institution transforme l’or en plomb. Et le bon sens en procédures dogmatiques à appliquer.
Vient la conseillère pédagogique, qui constate que le niveau et le parcours de l’élève sont bien ceux décrits, que les groupes de besoin et la différenciation n’empêchent pas la souffrance de celui qui n’est pas au bon niveau d’apprentissage, que de retourner en CP à certains moments de la journée c’est l’humiliation du redoublement à revivre à chaque traversée quotidienne du hall de l’école, que le RASED partagé avec sept autres écoles ne peut pas tout, que la co-intervention nécessite d’être deux dans la classe et que jusqu’à preuve du contraire il n’y a dans l’école qu’un enseignant par classe.
Puis dans un souffle : « Vous savez… l’avis de l’inspectrice n’est que… consultatif… ».
Voilà où on en est. Fabrique à tartufferie qu’est l’Institution scolaire de la Bienveillance. D’un bout à l’autre de la hiérarchie, le discours sera conforme au dogme. Quitte à ce qu’à l’endroit précis où la chaîne hiérarchique touche perpendiculairement le plan de la réalité têtue, on conseille de passer outre…
Alors, l’enseignant de Brandon, passant outre, va-t-il pouvoir lui offrir un an de plus pour faire un “vrai” CP ?
Et bien non, c’est trop tard. La date pour remplir le formulaire idoine est dépassée. La commission ad hoc pour les cas exceptionnels ne statue déjà plus. Brandon ira en CE1.
Pour l’élitisme républicain, le redoublement était un outil stigmatisant et inefficace pour punir ceux qui n’atteignaient pas la norme scolaire… et faire le tri.
Pour le manager démocrate, la suppression du redoublement est l’accélération des parcours pour sortir plus vite et à moindre frais ceux qui ont besoin de plus d’attentions… et faire le tri.
Ami(e) pédagogue. Comme à chaque fois. Face, tu perds. Pile, aussi.