L’Éducation Nationale et l’“esprit Start-Up” : vers une nation de (micro-)entrepreneurs !

, par Pierre Coutil

Au niveau du Ministère

Le Ministère a inauguré en juin dernier le 110 bis, le lab d’innovation de l’éducation nationale, un « programme d’innovation de l’éducation nationale » [1].

Dans sa description, par une sorte de retournement absurde du en même temps, le "lieu" se défend cependant d’être un simple incubateur de startups tout en avouant l’être quand même :

Le 110 bis, c’est :
 un "bis-lieu" : il fait partie intégrante du ministère de l’Éducation nationale mais on y fait autrement ;
 un écosystème apprenant : les acteurs qui gravitent autour s’enrichissent mutuellement et nourrissent le 110 bis de leurs productions ;
 un cadre neutre d’échanges horizontaux : les échanges se font dans un esprit d’ouverture et de bienveillance, toutes les idées peuvent y être exprimées ;
 un commun : tous les usagers et partenaires du 110 bis sont à la fois dépositaires et bénéficiaires des ressources et des services du 110 bis.
Le 110 bis, ce n’est pas :
 un espace pour faire des réunions dans un cadre moderne mais un ensemble de ressources facilitant le travail collaboratif ;
 une vitrine dédiée au numérique et aux nouvelles technologies : les innovations sociales, organisationnelles, de services, etc. y ont aussi toute leur place ;
 un objet figé répondant à une description unique mais une gamme de ressources et services (compétences, équipements, financements, etc.) en constante évolution ;
 un "fablab", un laboratoire de recherche, un incubateur, un accélérateur de startups, un espace de coworking, etc. mais sans doute un peu tout ça à la fois. [2]

Pour les enseignant·e·s

Connaissiez-vous le site beta.gouv.fr ? Il a tout - jusqu’au nom - du canular, mais semble réel. Ce site porte start-ups et incubateurs, définis ainsi sous le vocable de produits :

Le portefeuille de Startup d’État
Une Startup d’État est un service public sans personnalité juridique propre, constituée d’une petite équipe totalement autonome.
Elle est financée par une administration porteuse qui lui garantit un espace de liberté pour innover.
Elle naît de l’identification d’un problème rencontré par les citoyens comme par les agents publics, qu’elle se donne pour objectif de résoudre grâce à un service numérique.
66 Startups d’État incubées dans 6 incubateurs, 21 sorties d’incubation, dont 9 abandonnées. [3]

Or, l’une des startups d’État concerne le dispositif des CP dédoublés, dispositif phare du Ministre et du gouvernement en terme d’éducation. Son objectif est de « Faciliter le passage en classe à 12 pour les enseignants et maximiser la valeur de ce dispositif pour les élèves ». A priori, il s’agit d’une banque de ressources pédagogiques, pour la plupart assez classiques sous forme de tutos vidéos produits par les enseignant·es eux·elles-mêmes, adossée à un compte Twitter (ou l’inverse ?) [4].

Et surtout… pour les élèves

Des événements et des dispositifs doivent permettre aux enseignant·es de diffuser l’esprit Start’Up auprès des élèves du second degré. Ainsi l’opération “Option Startup” (octobre 2018) est présentée comme suit :

Option Startup est l’événement de la rentrée à destination des collégiens et lycéens. […] [Il] permettra à plus de 15 000 jeunes partout en France de découvrir avec leurs enseignants des lieux d’innovation, des startups, des profils d’entrepreneurs et des métiers, peu, voire pas connus à fort potentiel de recrutement.
Durant 4 jours, les classes sont invitées à se rendre avec leurs enseignants, dans l’un des 300 sites d’innovation et startups participants (incubateurs, startups, pépinières d’entreprises, accélérateurs, fablabs, espace de coworking, tiers lieux) pour vivre au travers de rencontres interactives, de démonstrations et d’ateliers pratiques, 600 programmes de découverte autour de 24 thématiques [5].

En suivant ces événements, le dispositif Start’up Lycée peut se déployer [6]. L’équivalent pour les collégiens semblent avoir été envisagé [7], mais ne semble pas encore exister concrètement.

Dans le même esprit, il semblerait que les lycéen·nes, notamment des voies technologiques et professionnelles, soient engagé·es à donner à la vie lycéenne la forme de micro-entreprises, là où le modèle était jusqu’à maintenant celui du club ou de l’association. Des collègues en témoignent, quelques traces peuvent être trouvées sur des sites institutionnels locaux (établissements, académies), mais étonnamment je n’ai trouvé aucun document officiel cadrant ce volontarisme ministériel.
Le plupart des créations de micro-entreprises lycéennes semblent être reliées au programme “Entreprendre pour apprendre (EPA France)” [8].

Tout cela est à rapprocher de la montée en puissance depuis plus de 20 ans d’opérations, de fondations et d’initiatives ministérielles visant à “rapprocher l’école de l’entreprise”.
Exemples :
 un dispositif : « Faites de l’entreprise » proposé par une antenne régionale de la CGPME [9] ;
 des opérations de sensibilisation : “Semaine École-Entreprise” (novembre 2018) [10] ;
 des ressources ministérielles : “Éducation - Économie : rapprocher l’École et le monde économique” [11] ;
 la mise en place d’un conseil ad-hoc : “Le conseil national éducation-économie” [12] ;
 Un _Centre d’Etudes et de Recherches sur les Partenariats avec les Entreprises et les Professions_ (Cerpep) proposant aux enseignant·e·s de courts stages en entreprise [13] ;
 etc.

Difficile de ne pas faire le lien avec les réformes en cours de l’enseignement des Sciences Économiques et Sociales :

Adieu classes sociales et enjeux contemporains ! Reçue par le Conseil supérieur des programmes, l’Association des professeurs de SES (Apses) a du se contenter d’une présentation orale des futurs programmes. Les nouveaux programmes opèrent un net recadrage des contenus enseignés dans le sens d’un renforcement de la micro-économie et de la nette séparation entre économie et sociologie, bloquant tous débats de société. [14]